samedi 4 janvier 2014




Je suis très fier de présenter mon nouveau roman et j'en profite pour remercier les imprimeries Aquiprint pour la conception, Philippe Quetin pour l'illustration, ainsi que Danièle Akakpo, anne Lurois et Anne Jouan pour leur aide précieuse. Cette belle aventure aura généré de belles rencontres. Il appartient, désormais, aux lecteurs de faire vivre "La place Alexandre Labadié"

jeudi 20 décembre 2012

L'Algérie, histoire d'une faillite identitaire



                 

 



       L'Algérie, histoire d’une faillite identitaire.

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Cinquante années d’existence et certains voudraient que l’Algérie soit un modèle d’état et de société. Ce n’est pas le cas. Deux générations après leur autodétermination, d’aucuns trouvent à redire sur le manque d’identité d’un peuple et l’inertie d’un pouvoir responsables à parts égales du marasme dans lequel est plongée toute une nation. Pourrait-il en être autrement ?
À titre de comparaison, où en étaient les États-Unis d’Amérique en 1833, soit cinquante ans après leur indépendance ? Ils tentaient de fédérer… et de justifier leur nom ! Nous savons à quels prix.
Bien sûr, époques et contexte sont différents, et aujourd’hui l’évolution du monde s’accélère, mais l’Histoire, avec son grand H et son poids millénaire, n’a que faire des soubresauts maladroits et dispersés des hommes épris de liberté. Elle va à son rythme, immuable, et attend que le temps fasse son œuvre, atténue les passions et ramène les rêves les plus fous à des vues plus raisonnables…
Il en va ainsi de l’Algérie, un des premiers territoires foulés par l’homme pourtant, mais dont la jeunesse tapageuse nous donne largement les raisons de son manque actuel de maturité.

Pour mieux comprendre, il nous faut remonter à l’origine des temps…

Partant de Mésopotamie, berceau de l’humanité, les migrations se sont déplacées tout naturellement vers l’ouest où la luxuriance de la végétation du Sahara et de ce qui deviendra l’Algérie, résultat de pluies diluviennes, attire de grands animaux, éléphants, girafes, phacochères, que les chasseurs Sémites vont poursuivre depuis la vallée du Nil. Nous sommes 20 000 ans avant J.-C. Ces nomades vont peu à peu se sédentariser et domestiquer ovins et bovins par commodité. Ce sera l’avènement de la civilisation Caspienne dont on retrouve trace dans de nombreux sites rupestres tels Bou- Saâda, Djelfa, Taghit, le mont Tassili, tous en excellent état de conservation, conséquence d’un soudain assèchement survenu vers 1500 avant notre ère et responsable de l’aridité désertique que l’on connaît aujourd’hui. Cette brutale hostilité de la nature poussera hommes et bêtes à migrer plus au Nord.
De cette société émergeront vers le seizième siècle avant notre ère, les premières tribus Berbères, véritables branches fondatrices de toute une population  qui s’étend de l’Égypte à l’océan atlantique et des côtes méridionales au Tchad.
Car il n’est pas encore question de territoires ou de frontières pour ces hommes, dont le nom, dans leur dialecte, est Amazighen et signifie « hommes libres ». Une appellation qu’ils revendiqueront et justifieront tout au long d’une histoire mouvementée durant laquelle la plupart des grands empires d’Europe et d’Afrique tenteront de les inféoder voire de les anéantir afin de s’approprier cette bande de terre attrayante qui longe la côte méditerranéenne et que les Arabes nommeront plus tard « Al-Magrib ». Car, il faut en convenir, elle ne manque pas d’atouts, avec ses îles côtières, ses criques protectrices, ses plaines florissantes…

Ses premieres amours antiques se passeront plutôt bien. Des colons phéniciens lui feront les yeux doux, par intérêt, certes, mais les comptoirs commerciaux vont entraîner une période prospère qui enfantera la civilisation carthaginoise au huitième siècle avant notre ère. Sûrement la période la plus paisible pour ses enfants qui ne sont pas encore Algériens, et encore moins Arabes.

La suite est bien moins romantique.

Ce sont d’abord les Romains qui viendront tenter de violer sa terre et, au terme de trois guerres puniques interminables, au cours desquelles Scipion le Romain et Hannibal le Carthaginois bâtiront leur gloire, y parviendront partiellement.
Rome s’installe à l’est du territoire, les royaumes Berbères de Numidie et de Maurétanie résisteront tant bien que mal, mais finiront par céder et, en l’an 256, la Numidie devient province romaine… De cette période troublée parviendront jusqu’à nous les  noms des glorieux rois Gaia, Juba, Massinissa ou Ptolémée, et subsisteront les remarquables vestiges romains de Tipaza, Zéralda, Timgad et Numides du mausolée de Médracen à Batna, du tombeau de Massinissa à Constantine, de celui de la chrétienne à Tipaza…

Les Berbères numides sont donc désormais sous prééminence romaine. D’animistes et polythéistes qu’ils étaient, ils vont peu à peu s’abandonner à la christianisation. Dès lors, la Berbérie, qui n’est plus maître de son destin, va voir son peuple exploser en clans, tribus ou dynasties, dont l’identité va devenir chaotique au gré des querelles religieuses et des influences qui vont s’intensifier.

En effet, les Vandales vont succéder aux Romains, les Byzantins aux Vandales, et l’ascendant des uns et des autres ne sera pas homogène sur les différentes communautés berbères qui, chacune de son côté, vont lutter puis pactiser avec l’envahisseur.
Il est important de souligner dès à présent cette perte d’identité d’un peuple qui n’a pas de territoire précis et pérenne et que l’on ne parvient toujours pas à juxtaposer avec l’actuelle Algérie. D’ailleurs, le pays n’a pas de nom significatif à cette époque. Berbérie, Libye, Numidie, Maurétanie, Gétulie, Africa, El-Maghreb, selon que l’on est Grec, Romain, Turc, Arabe ou Français…

Cette Afrique Berbère, en partie christianisée et, en partie, romanisée, va ensuite subir la conquête arabo-musulmane. La question de Gabriel Camps de savoir « comment cette Afrique berbère est devenue en quelques siècles un ensemble de pays entièrement musulmans et très largement arabisés, au point que la majeure partie de la population se dit et se croit d’origine arabe » trouve la réponse dans ce contexte particulier.

Dès 670, l’avènement de l’islam coïncide avec les invasions arabes parties de la péninsule arabique et du Moyen-Orient. Il est d’ailleurs remarquable de noter que ces invasions ne sont pas le fait d’une horde gigantesque, mais plutôt celui de plusieurs tribus de quelques centaines d’individus qui vont se disséminer en différents points du territoire, et qui, malgré leur infériorité numérique, vont gagner à leur mode de société et à leur religion les populations. L’inverse eut paru plus logique, ce qui souligne la pauvreté identitaire précédemment évoquée.
Certes, il y aura bien une révolte berbère, comme celle, légendaire de « la Kahina », reine des Aurès, mais les royaumes qui se succèdent sont des états éphémères, aux limites imprécises et mouvantes, au point qu’il suffise à la tribu de migrer pour que le précédent lieu de villégiature tombe aussitôt dans l’oubli.

C’est, paradoxalement, dans ce chaos que l’origine de l’appellation « Algérie » va voir le jour.

En hommage à son père, Ziri-Ibn-Menad, fondateur de la dynastie berbère des Zirides, Bologhine-Ibn-Ziri, nomme « Djazaïr beni Mezghenna » la ville qu’il construit sur les ruines de l’ancienne cité romaine d’Icosium. Alger était née.
Ce n’est qu’en 1686 que l’écrivain Fontenelle utilisera pour la première fois le terme d’Algérie pour qualifier la régence d’Alger. Le nom sera officiellement adopté le 14 octobre 1839 par Antoine Virgile Schneider, ministre de la Guerre sous Louis Philippe 1er.

Les Arabes s’installent donc largement sur le pourtour méditerranéen. Outre la côte africaine, ils occupent bientôt l’Andalousie, le sud de la France, la Sicile…
Curieusement, l’islamisation se fera bien plus vite que l’arabisation. La plupart des tribus berbères, déjà christianisées, ne voyant dans cette nouvelle religion monothéiste qu’une simple déviance comme il en existait beaucoup alors, l’adopteront sans rechigner.
La résistance à l’arabisation s’explique par le cloisonnement important du territoire de l’époque, où nombre de tribus et royaumes berbères vivent repliés sur eux-mêmes et demeurent plus ou moins hermétiques aux influences linguistiques ou socioculturelles venant, qui plus est, d’envahisseurs ponctuels qui se regroupent à l’occasion pour mettre à sac une cité, la piller puis se dispersent à nouveau dans le désert. L’adoption linguistique se fera progressivement, en commençant curieusement par les tribus nomades. En effet, il est tentant pour celles-ci de se dire arabes et de gagner ainsi le statut de conquérant dans les territoires qu’elles traversent. D’autre part, par le jeu d’alliances politiques, Berbères et Arabes se retrouveront souvent côte à côte pour renverser une dynastie ennemie. Ces nomades, qu’ils soient Berbères en voie d’arabisation ou Bédouins arabes, vont sillonner les plaines ouvertes et en chasser la sédentarité, ce qui va aboutir à une situation surprenante qui verra le plat pays aux plaines fertiles s’arabiser tout en se dépeuplant et les montagnes, aux terres pourtant pauvres et difficiles à cultiver, concentrer les populations sédentaires qui y trouvent refuge. Ce repli salvateur éloignant l’influence des pillards préservera la langue et l’identité berbère.


À la fin du 15e siècle, sous l’impulsion des royaumes de Castille et d’Aragon, les souverains chrétiens partent à l’assaut des territoires musulmans. D’abord en Espagne puis en Afrique du Nord. Voilà une nouvelle influence pour nos autochtones. Elle s’avère positive : immigrants maures et andalous développent les villes du littoral, Oran, Tlemcen, Mostaganem, Cherchell, Blida, Alger sont le théâtre d’une explosion économique et culturelle. Les Espagnols fortifient le palais du gouverneur de chaque ville, généralement situé sur une colline. Les accès et les enceintes entourant le château sont envahis de bicoques de marchands en tous genres. Les toits de ces baraques sont en roseau, qasabah en arabe… La casbah fait son apparition et ne quittera plus le paysage pittoresque des vieilles villes. Comme quoi un végétal peut avoir plus de résistance au temps qu’un minéral ! Autrement dit, ce n’est pas toujours le plus puissant qui perdure… À méditer par toutes les nations prestigieuses qui n’auront fait que passer sur une terre qui ne leur appartenait pas.

Vient le tour de l’empire ottoman de s’inviter à la fête. Au début du 16e siècle, les forces en présence se neutralisent : occupation espagnole à l’Est, turque à l’Ouest. Mais en 1515, il n’y a pas que Marignan, la Sublime Porte s’installe sur tout le nord de l’Algérie actuelle à l’exception de la Kabylie et des Aurès.
Aidé par les frères Barberousse, corsaires à la réputation sanguinaire, l’empire perdurera jusqu’en 1830. Cette occupation sera la plus pénible pour la population, les pirates, n’ayant aucune préoccupation sociale, se contenteront de piller, d’enlever des milliers de personnes soit pour rançonner soit pour les revendre comme esclaves et de recruter les hommes vaillants pour étoffer leurs rangs.


L’arrivée des Français tranche avec les invasions précédentes et se présente sous de meilleurs auspices. En effet, le but initial est de libérer les chrétiens et de mettre un terme à l’esclavage. Mais la réalité que cache le discours officiel est toute autre, il s’agit d’effacer l’identité culturelle et religieuse du peuple algérien.
Le déclin démographique de « l’élément arabe » est considéré comme bénéfique tant sur le plan social que politique. Alors on massacre, on déporte. Un tiers de la population, 875 000 personnes, disparaît. L’ange libérateur s’est transformé en démon colonisateur. Guy de Maupassant, témoin privilégié de cette période dira : « Il est certain que la population primitive disparaîtra peu à peu. Il est indubitable que cette disparition sera fort utile à l’Algérie, mais il est révoltant qu’elle ait lieu dans les conditions où elle s’accomplit » (Au soleil.1884).
Cette population, au fait, qui est-elle ? Que reste-t-il des Berbères originaux ? Qu’en est-il des mélanges, de l’apport génétique des Phéniciens, Romains, Vandales, Byzantins, Arabes, Espagnols, Turcs durant un millénaire ?
Au moment où leur pays découvre enfin son nom et qu’à ce nom est attribué un espace où vivre et prospérer, les indigènes vont, pendant plus d’un siècle encore, regarder en spectateurs des étrangers faire l’arrogante démonstration qu’effectivement on peut vivre heureux dans leur pays.
La fierté du noble peuple berbère est bien loin, enfouie au fin fond d’un inconscient collectif tellement dénaturé au fil des siècles ! Au point d’accepter de ne plus être qu’un citoyen de nulle part. Français en Algérie ? Algériens de France ? Quelle importance ? Il n’y a plus d’alternative depuis si longtemps, plus de contrepartie pour espérer mieux, réveiller l’indignation, sonner la révolte. Alors on accepte son sort sans même y voir d’incohérence. Ces enfants perdus, mais pas pour tout le monde, réciteront « nos ancêtres les Gaulois » sans broncher et iront mourir aux champs d’« honneur » sans patriotisme.
Mais cette fierté, salvatrice, s’est cachée aussi sûrement et depuis aussi longtemps dans les villages perdus des Aurès et les épais maquis de Kabylie.
De ce creuset à la mémoire intacte renaîtra l’indignation et sonnera la révolte.
Reconnaissons à la France, à l’instar de Rome, d’avoir grandement développé les infrastructures et assuré l’avenir du pays grâce à la découverte et aux forages des sites d’hydrocarbures. Cette manne inattendue aura, sans doute, faussé la fin de l’histoire. Peut-être est-elle une des causes inavouées de la longueur du conflit. Les perspectives d’enrichissement ont sans doute freiné le « lâcher-prise » de l’état français plus sûrement que le devenir de pieds-noirs dont le sort final montre bien le peu de cas qu’en a fait la mère patrie !
Sans doute, au regard de l’histoire, aurait-il été plus judicieux d’intégrer aux réjouissances les autochtones, mais il est déjà trop tard. Par sa politique de rabaissement des indigènes, la France aura elle-même tué une possible collaboration et scié ainsi la branche sur laquelle elle reposait.
Et puis, le mal était fait depuis longtemps. Depuis exactement le 8 mai 1945 et les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata, où les manifestations organisées pour fêter la fin des hostilités de la Seconde Guerre mondiale tournent à l’émeute et coûtent la vie à près de 15 000 manifestants !
Houari Boumediene écrira : « Ce jour-là, j’ai vieilli prématurément. L’adolescent que j’étais est devenu un homme. Ce jour-là, le monde a basculé. Même les ancêtres ont bougé sous terre. Et les enfants ont compris qu'il faudrait se battre les armes à la main pour devenir des hommes libres. Personne ne peut oublier ce jour-là. »
Kateb Yacine, écrivain algérien, alors lycéen à Sétif, s’exclamera : « C’est en 1945 que mon humanitarisme fut confronté pour la première fois au plus atroce des spectacles. J’avais vingt ans. Le choc que je ressentis devant l’impitoyable boucherie qui provoqua la mort de plusieurs milliers de musulmans, je ne l’ai jamais oublié. Là se cimente mon nationalisme. »
Certains diront que ces émeutes auront servi de répétition générale à l’insurrection victorieuse de 1954.
Il faudra, pourtant, attendre février 2005 pour que la France reconnaisse officiellement que « cet évènement était une tragédie inexcusable ».

Novembre 1954 le FLN, fraîchement créé, lance les hostilités par une série d’attentats à travers le pays. Notons que les uns nommeront la guerre d’Algérie ce que les autres appelleront leur révolution. Le choix des mots donne parfois la victoire !
Passons rapidement sur huit années de guérilla qui, de loin, pourraient évoquer pour certains admirateurs de La Fontaine « le lion et le moucheron », quant à y regarder de plus près, il ne s’y trouve aucun avantage pour qui veut encore croire aux vertus morales de l’homme. Comme en toute guerre en somme.
Est remarquable, en revanche, le résultat du conflit qui voit le vainqueur militaire (ou en passe de l’être) perdre sur le plan diplomatique. En effet, condamnation de l’ONU et tollé international viendront à bout de l’insistance française. Qui sait si, dans sa grande noblesse d’esprit, le général de Gaulle n’a pas mesuré le ridicule dans lequel son pays s’enlisait (un lion qui s’acharne sur un moucheron sans parvenir à ses fins perd toute légitimité) et si ce n’est pas ce sentiment le véritable déclencheur de la décision. En tout cas, comme pour le référendum sur l’autodétermination, le « ouf » de soulagement l’emportera largement.
Le 18 mars 1962, les accords d’Evian sont signés. Le 5 juillet l’indépendance de l’Algérie est proclamée. Enfin ! Après tant de visites et d’intrusions, les Algériens sont chez eux pour la première fois ! Mais tous ces frères, musulmans par hasard, issus de couches diverses et variées forment une famille recomposée. Premier problème à une identité nationale.
On a répertorié plus de 40 ethnies différentes dans ce pays 4 fois plus vaste que la France. Arabes, Kabyles, Bédouins, Chaouias, Berbères, Touaregs, Saharawi…
On note presque autant de langues. L’arabe algérien, le kabyle, le hassaniyya, le tamazight, le tachelhit, le tumzabt, le français, le tzigane, l’espagnol…
Et pourtant, toutes ces ethnies ont la même origine sémite.
Pour reprendre l’exemple de l’entrée en matière, il y a de quoi créer les « États unis du Maghreb » !
Le deuxième écueil est d’ordre politique. Lorsque la France fait machine arrière et cède devant l’indignation internationale, les dirigeants algériens doivent troquer leur treillis contre le costume-cravate du jour au lendemain et n’y sont pas préparés. C’est la raison pour laquelle l’armée prendra les rênes. Et elle ne les a toujours pas lâchées.
Le manque de maturité et de maîtrise de soi est le troisième obstacle à la cohésion sociale. La corruption se généralise en hauts lieux et coupe les dirigeants de la base de la population.
Ce manque de maturité se révèlera dès les premiers jours à l’occasion de la prise de pouvoir. Le gouvernement français va traiter avec le GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne) et son représentant Ferhat Abbas. Ce dernier est un modéré et œuvre pour une Algérie démocratique. Très vite, les chefs historiques du FLN (Front de libération nationale) dont Ahmed Ben Bella et Houari Boumediene, imposent leur souhait d’un parti militaire unique et omnipotent. Forts de la légitimité du FLN, ils s’opposent au GPRA et le 15 septembre 1963 Ben Bella devient président de la République démocratique et populaire algérienne.
Ces dix-huit mois auront vu les différentes organisations en place se déchirer, les purges et les exécutions se succéder et même des combats meurtriers mettre aux prises membres du FLN et maquisards de l’ALN (Armée de libération nationale). Ben Bella sera finalement destitué en juin 1965 par le coup d’État militaire de son « allié » Houari Boumediene. Piètre entrée en matière offerte par ses gouvernants à un peuple épris de liberté !
Ces dix-huit mois verront également le départ en catastrophe de plus d’un million de pieds-noirs, pas algériens, mais pas non plus métropolitains, aux prises avec une douloureuse crise identitaire qui n’est pas sans rappeler celle des indigènes algériens. Durant cette période, les autorités des deux camps, dépassées, perdent pied et ne font rien pour empêcher les exécutions sommaires, les enlèvements, les représailles. Le massacre d’Oran le 5 juillet 1962, soit quatre mois après la fin du conflit, est éloquent sur l’hystérie ambiante. La disparition de centaines de français ne sera jamais élucidée. Piètre fin de parcours pour une France qui abandonne les siens et n’assume pas ses responsabilités.

Aussi incroyable que cela paraisse, le divorce franco-algérien se fera « à l’amiable ». Les deux états se mettant d’accord pour la mise en place d’une coopération française immédiate en vue de former les cadres nécessaires à la pérennité de l'administration et de l'industrie du pays. Ce sera le temps de la coopération, militaire et privée, et de l’avènement des pieds-rouges, sympathisants communistes qui viendront prêter main-forte de leur propre chef par pure idéologie.
Français accueillis les bras ouverts par la population, croisant leurs compatriotes pieds-noirs qui fuient le pays, réinvestissant les appartements abandonnés en catastrophe par ces derniers ! Pour ajouter au trouble ambiant, l’arrivée de ces nouveaux cadres est mal vécue par de nombreux responsables locaux. Imaginons un instant le conflit moral que subissent ces hommes contraints de remettre les clés du pays aux ennemis d’hier… Mais comment faire autrement ? Il n’y a plus de médecins, plus d’enseignants, plus d’ingénieurs ni d’ouvriers qualifiés, les terres sont à l’abandon, les commerces fermés… L’Algérie est libre, mais exsangue. C’est une nation à l’arrêt ! Prête à accepter tout et n’importe quoi. C’est ainsi que, pour ajouter à la confusion générale, va affluer une mosaïque ingérable de bras et de cerveaux bulgares, chinois, cubains, russes, etc. aux modes de vie et langues disparates.
C’est dans cette ambiance internationale que la société algérienne balbutiante fera ses premiers pas ! Il n’est pas question de repères dans ces conditions, mais de survie. Au point de faire cohabiter le marxisme et l’Islam ! Voilà encore une collision frontale qui ne va pas faciliter la cohésion sociale et qui est certainement la principale raison du comportement incohérent, voire hypocrite, d’une partie de la jeunesse algérienne d’aujourd’hui. Nous y reviendrons.


Pour l’instant, tant bien que mal, les institutions se mettent en place et l’Algérie finit par paraître en ordre de marche. Du moins dans les agglomérations, car la misère absolue des campagnes, livrées à elles-mêmes, tranche douloureusement avec l’essor naissant des villes.

Mais la démocratie ne s’apprend pas en un jour et l’armée, derrière la vitrine rassurante du FLN le parti unique, verrouille tout. En décembre 1978, Chadli Bendjedid succède à Houari Boumediene sans que cela ne change grand-chose à la vie des Algériens. Le marasme fait suite au désenchantement dans toutes les couches de la société. L’industrie a du mal à décoller, les infrastructures n’ont pas évolué, la jeunesse se morfond, sans emploi ni perspectives ni rêves à poursuivre. L’immigration s’intensifie vers ce pays objet de tant de sentiments confus et contradictoires : la France.

L’année 1988 voit l’effondrement de la plupart des états monopartistes. L’Algérie ouvre la porte des élections aux différents courants politiques. Ce sera l’avènement du FIS (Front islamique du salut) le mouvement islamique. Il s’agit davantage d’un vote sanction vis-à-vis du pouvoir en place que d’un plébiscite populaire, mais le mal est fait et la marche arrière du gouvernement Bendjedid engendre un sentiment d’injustice dont se serviront les islamistes pour déclencher une véritable guerre civile. Rallier une partie de la jeunesse désœuvrée en lui donnant un but et une considération bienveillante dont elle est orpheline est un jeu d’enfant pour des responsables fanatiques aux arrière-pensées évidentes. Car la moindre idéologie un peu structurée suffit pour offrir, à des âmes assoiffées d’idéal et de reconnaissance, une estime de soi, une famille dans laquelle se reconnaître. Au royaume des aveugles, les borgnes sont rois et de nombreux jeunes, laissés sur le bas-côté de la société par des institutions incapables de les intégrer au moindre projet citoyen,  vont s’enrôler dans les rangs des moudjahidines et participer à douze années de terreur. Massacres, enlèvements, notamment de ressortissants français, mais également de journalistes et intellectuels algériens vont se multiplier. Près de 200 000 victimes feront les frais de cette folie meurtrière dont le régime Zéroual ne sortira pas indemne. Accusé tantôt de complicité, tantôt de passivité voire de taire ou déformer la réalité à la population livrée à elle-même, celui-ci scelle définitivement la fracture avec l’opinion publique. De nombreux intellectuels et scientifiques, écœurés, quitteront le pays.
Arrivé au pouvoir en 1999, Abdelaziz Boutéflika va mettre fin à la guerre civile en proposant l’amnistie à certains combattants islamistes, ce qui provoquera l’indignation des familles de victimes et accentuera le fossé avec les dirigeants.
Aujourd’hui, le GIA (Groupe islamique armé) s’est tourné vers Al-Qaida à qui il a fait allégeance pour créer AQMI (Al-Qaida au Maghreb Islamique) et poursuit sa lutte armée plus au sud.

Depuis une dizaine d’années, le calme semble revenu en Algérie. Malgré un manque de clarté électorale, Boutéflika a été réélu en 2009 avec 90 % des voix, le développement des infrastructures a explosé, le pays a une croissance record de 3,4 %, grâce en soit rendue à l’exploitation des hydrocarbures qui ont rapporté en dix ans la bagatelle de 500 milliards de dollars, ça aide. Ce miracle financier est tel que le FMI a sollicité l’Algérie pour participer à son rééquilibrage financier !

Dernier paradoxe, malgré cette aisance financière, le pays n’est classé qu’au 135e rang mondial pour la qualité de la vie et possède un taux de chômage record
 de 35 % quand le gouvernement annonce 10 % ! La fracture est loin d’être résorbée !

Que peut-on espérer pour l’avenir de l’Algérie ?

Apparemment, les dirigeants continuent leur petit bonhomme de chemin, entre corruption et mensonges. La maturité politique n’est pas encore à l’ordre du jour, ce qui, tout en étant condamnable, n’a rien d’étonnant. Bouteflika, parachuté par l’armée, est la vitrine lisse et politiquement correcte qui cache le pouvoir militaire occulte. Mais si cela était vrai lors de son premier mandat, il paraît, aujourd’hui, existé une véritable lutte d’influence entre lui et les généraux. La marionnette, prise à son propre jeu, s’est, semble-t-il, racheté une virginité, quelques avancées sociales ne sont pas à exclure. Une lueur d’espoir illusoire cependant, fragilement posée sur les seules épaules d’un homme pouvant être balayé du jour au lendemain.
Mais l’hypocrisie n’est pas l’apanage des seuls dirigeants. Ce besoin identitaire exacerbé est source de luttes d’influence politique et religieuse. Il est désormais question d’apparence, de jugement, d’étiquette. Vous avez dit identité ? À ce petit jeu, c’est la musulmanité qui divise le plus. Les partisans de la modernité, les modérés, les intégristes jouent chacun sa partition ostensiblement, cherchant une respectabilité de façade qui en dit long sur le peu de sincérité et de conviction des uns et des autres. Certains font le ramadan sans grand enthousiasme, pour ne pas déplaire à la famille, d’autres vont à la mosquée en veillant bien à ce qu’on le sache, à l’inverse, ceux qui voudraient s’affranchir font encore de nombreuses concessions… il y a comme un dédoublement de la personnalité général. Le voile est tenace qui cache l’être au profit du paraître.

Alors, que manque-t-il en fin de compte pour que l’Algérie parvienne à l’âge adulte ? Peut-être pas grand-chose. Encore quelques crises d’adolescence, une ou deux remises en question de l’autorité paternelle et le tour sera joué. Ne manque qu’un brin de courage et d’esprit critique pour affirmer sa vraie personnalité. Et cette perspective n’est peut-être pas si éloignée que cela.

En effet, une armée s’est levée, tel un grand frère, pour montrer l’exemple à suivre, celle des intellectuels, écrivains, poètes, hommes de théâtre, universitaires, journalistes… qui ont compris qu’il fallait avancer, évoluer par soi-même, changer les mentalités. Plutôt que d’armée, un mot qui rappelle de trop mauvais souvenirs, il vaudrait mieux parler de famille, une grande famille où les gens se reconnaissent, où les liens se tissent naturellement, patiemment, où le langage est commun et positif. Une sorte d’identité nouvelle voit le jour, qui pourrait bien rendre sa fierté à tout un peuple. Une contre-révolution culturelle pour sauver du naufrage les délaissés de la révolution algérienne. Inch’Allah !

mercredi 14 novembre 2012









Un extrait de mon nouveau roman "La place Labadié".
Roman encore dans sa phase de drague éditoriale...


 A la belle saison, un pull jeté sur les épaules, les mains dans les poches, Emile aimait flâner dans les rues étroites qui séparaient la place des grands boulevards. Entre la fermeture des bureaux et la tombée du jour, il y avait un espace de calme et de sérénité, à peine une heure ou deux, durant lesquelles les lieux, abandonnés, semblaient lui réserver toute leur attention. Il se sentait alors en communion avec eux, envahi par un sentiment de douceur, étrange pour ce vieux baroudeur, dans lequel il se laissait glisser avec volupté. Le calme après la tempête, le repos du guerrier, la petite mort, appelez cela comme vous voudrez, lui savait qu’il avait tourné la page de la partie tourmentée de sa vie et, loin de le regretter, il lâchait prise chaque jour un peu plus.

 Il était heureux de la tournure que prenait son existence, satisfait de constater que son projet, qu’il avait si souvent imaginé durant ces longues années, était en train de se réaliser au-delà même de ses espérances. Le temps était venu de profiter de ces flâneries solitaires dans les traces de sa jeunesse. De faire un premier bilan aussi. Au fond, il n’avait jamais eu l’âme d’un guerrier, mais il avait vite compris que la vie ne faisait pas de cadeau. Il avait bien fallu se faire violence. Question de survie. Oui, il avait bien fallu mordre pour être respecté. Il ne regrettait rien. Ce n’était pas le style de la maison. Tout ce parcours contre-nature allait pouvoir prendre un sens désormais. Le temps de la rédemption était venu.
 Tout en déambulant paisiblement, il souriait à la comparaison, sur ce même trottoir, entre l’enfant d’hier et l’homme d’aujourd’hui. Son regard d’alors était plongé en permanence dans le caniveau à la recherche d’un trésor perdu dans son lit mystérieusement sablonneux où ruisselait un filet d’eau perpétuel. Il y dénichait une bille, une pièce de dix centimes. D’autres fois, son imagination, prenant le relais, le  réduisait à la taille de ses soldats de plomb, et il sautait des cascades, se battait contre des crocodiles…
Aujourd’hui, les nettoyeuses automatiques astiquaient les rues de leur puissant jet d’eau et de monstrueuses roues balayaient les souvenirs et ne laissaient aucune trace à laquelle se raccrocher. Alors, comme il avait bien fallu  grandir, son regard avait pris de la hauteur, et c’était le nez en l’air désormais qu’il avançait, scrutant une imposte, admirant l’ingéniosité d’un acrotère, espérant découvrir un mascaron au-dessus d’une porte-cochère, le plaisir du beau, du solide, avait remplacé l’ivresse de l’imaginaire, et l’éternité  l’éphémère. Au fond, pensa-t-il, ce qui différenciait vraiment la jeunesse de la vieillesse, et c’était paradoxal, se situait dans le temps, plus long, que l’on prenait pour vivre le même instant présent. Il en restait pourtant si peu, du temps, oui, mais les trésors étaient devenus si rares ! Et, en pensée, il vit l’ombre de son enfance le dépasser à toute vitesse, caracolant au-dessus du caniveau…

samedi 30 juin 2012

Mon Italie



Carducci ! Tel est mon nom ! Il claque comme un coup de fusil sous la bannière de Garibaldi et des chemises rouges pour réunir dans mes veines la sève et les essences de Provence et de Toscane.
Pourtant mon Italie n’a pas l’odeur de la poudre. Elle s’écoule, paisible, au creux de mon enfance, dans les matins brumeux à la lumière  pâle, sur les chemins de glaise bordés de peupliers où chemina un temps, inspiré et serein, le grand poète Giosué…

Entre nous, tout commence en noir et blanc. Fellini. La dolce vita. Chemise blanche et cravate noire. Souliers vernis et culottes courtes. Les bals d’été en plein air. Le twist. Je passe entre les jambes des grands en me tortillant. Les rires, la sensation d’être le petit prince au milieu des flonflons. Pantalons à pinces et talons aiguille sont mes compagnons de farandole. Domenico Modugno chante « Volare ». Et deux-cent voix répondent « Hooo-ho ! ». Cri de joie qui monte à l’unisson dans le ciel étoilé d’une nuit de Juillet, symbole de la joie de vivre d’une époque insouciante.
Le Dimanche, Renzo m’emmène sur sa Vespa le long des petites routes au milieu des oliviers. Debout entre ses bras qui tiennent le guidon,  je hurle de plaisir et d’excitation.
A la maison, il y a Amédéo qui est vieux et qui cire les chaussures de tout le monde sur la terrasse, à côté des tomates qui sèchent au soleil. Il s’occupe. Et en plus c’est bien parce que ça rend service.
Il y a aussi Sandro, le mari de la Fulvia, qui me raconte les histoires de Topolino et de Topogiggio, les souris italiennes.
Tous les matins, le même cérémonial. Les hommes partent travailler. A tour de rôle ils se campent devant Elina qui leur tend un œuf et la bouteille de MARSALA, et ces géants gobent leur œuf et boivent une rasade du vin sicilien dans le contre-jour de la porte de la cuisine, puis se penchent jusqu’à leur mère pour l’embrasser. Comment a-t-elle fait pour avoir des enfants si grands ? J’ai goûté moi aussi l’œuf et le MARSALA, mais dans un bol, avec du sucre. Drôlement bon !
Elina, c’est la sœur de mon grand-père. La femme d’Amédéo, celui qui cire toute la sainte journée. Ils ont eu une ribambelle de gosses devenus ces géants. La Fulvia, l’ainée, et puis dans le désordre : Mauro, la Laura, Milvio, Renzo, La Claudia qui est mariée à Ivano, un colosse sympathique, Aldémaro qui plonge en apnée dans des grottes sous-marines pour ramasser des moules grosses comme mes mains, Ilio qui a un fils de mon âge qui s’appelle Rudy, la Milvia,  Eraldo qui est un peu excentrique, et qui chante tout le temps « Finché la barca va, lasci andare… ». Dix gosses ! Lui mesure 1m52, et elle pèse 40 kilos !

Les fins d’après-midi, de l’autre côté de la route, sur le muret en pierres, je retrouve Manuela et ses petites socquettes blanches. A califourchon on joue à la poursuite avec des capsules de bouteilles de soda.
Et puis, à la fin des vacances, il y a le retour avec papy et sa quatre chevaux, pendant des heures et des heures en tête à tête. Il me raconte les aventures du chevalier de Pardaillan qui croise le fer avec les méchants au beau milieu d’une rivière, et ça fait du bien parce que nous, on crève de chaud sur cette route ! Odeurs d’essence et de caoutchouc brûlé. Et cette foutue pompe à eau « qui commence à le gonfler ».
Papy a quitté son pays pour la France à cause du fascisme, il y a longtemps. « Tu vois, petit, c’est grâce à Mussolini si je suis ton grand-père ». Merci monsieur Mussolini !

Puis viennent les couleurs. Visconti. Mort à Venise. Lumière tendre à travers la vigne de la tonnelle. Grains jaunes gorgés et translucides. On les dirait éclairés de l’intérieur. Soleils couchants. Je regarde la Sergia cassée en deux dans son potager. Il y a les fleurs de courgettes qui pointent leur langue torsadée comme autant de « gelatti »orangés couchés sur la terre chaude et humide. La fine brume de l’arrosage réinvente un mini arc-en-ciel chaque fois différent. Le soir, le jardin sent la citronnelle et la menthe poivrée.

Mes premiers livres. Alexandre Dumas. La tête pleine d’aventures, au beau milieu des corps nus et huileux, du claquement entêtant du nouveau jeu à la mode, le Tac A Tac ( un nom qui ne s’oublie pas), je suis D’Artagnan sur mon Alezan, à la poursuite de la belle mais intrigante Milady de Winter, quand soudain, surgi de derrière la dune, une sorte de Sarrazin hurle à la cantonade « Coco bello ! Coco ! » Femmes et enfants se ruent sur la poussette surmontée d’un parasol ridiculement petit et achètent avidement ces tranches nacrées sensées rafraîchir et pourtant sèches comme de la banne. «  Coco bello come té ! ».
Milady s’enfuit dans les marais, ça sent le monoï mais je reste concentré et c’est le moment que choisit un bimoteur traînant une flamme publicitaire pour lâcher une multitude de petits parachutes de toutes les couleurs. Les jeux s’arrêtent, les livres se ferment et tout le monde se jette à l’eau pour récupérer les jetons plastiques suspendus qui tombent au ralenti comme de gros flocons de neige colorés. Ces passeports en main, chacun pourra aller réclamer son cornet-surprise ou son cadeau Pannini.
Mais en fin de compte, tout ce remue-ménage n’empêche pas les mousquetaires de faire son affaire à la belle à la fleur de lys.
Le transistor de mon voisin crachote à espaces réguliers « Muratti-A, Muratti’Ambassador »,
Premières cigarettes.

Milvio, c’est le mari de la Graziella. J’adore le voir conduire. Alfa Roméo Giulietta. Double débrayage, le pied droit en même temps sur les pédales du frein et de l’accélérateur. Il accélère à fond et, au dernier moment, se décale du cul de la mémère qui est devant pour la doubler comme une flèche. VROOM ! Et le camion qui arrive en face juste au moment où il se rabat ! On s’éclate ! C’est comme si j’avais un grand frère, sauf qu’il m’énerve à toujours me parler de filles, avec son grand sourire carnassier, pour savoir si… Et il met son majeur en l’air en le faisant frétiller…Les filles, j’y pense un peu, mais ça me fait peur, et puis avec lui qui insiste, j’ai l’impression que je ne suis pas normal.
Druppi  chante « Vado » à la radio, voix cassée.
J’aime bien Raoul aussi. Le fils de la Fulvia et de Sandro. Il a une moto Guzzi. Ballades tranquilles en bord de mer bercées par les battements rassurants du moteur quatre temps. Quand, au retour, ma jambe a touché le pot d’échappement, grosse brûlure et trois semaines de pansements. Je me fais prendre en photo seul sur la grosse moto rouge histoire de faire croire aux copains…


La lumière, maintenant. Bertolucci. 1900. L’amour, la politique. Premier flirt et paille dans les cheveux.
Quand je l’aperçois sur sa bicyclette, je suis submergé ! On dirait une Madone tombée du ciel ! Ma mère : « c’est ta cousine Anna, va jouer avec elle ». Tu parles, jouer !
Je suis trop impressionné. Ses cheveux longs, son sourire d’ange, ses yeux de biche… Laisse tomber, trop belle pour toi ! Pourtant elle m’emmène danser et rompt devant moi avec son petit copain (Un grand d’au moins 20 ans). Elle me prend par la main et moi qui ne comprends rien ! Pourtant le dernier jour, un baiser au goût de vanille me laisse sur le carreau jusqu’à l’été suivant ! Elle m’a donné une photo d’elle. Une photo déchirée où elle apparaît, souriante, un bras inconnu autour de la taille. L’année où je me suis senti le plus con.
I Santo California sont en tête du hit-parade avec « Tornero ». J’achète.
A la Toussaint je me suis précipité chez elle, préparé, déterminé à passer à l’action, elle n’était pas là. Partie à Rome. J’avais pris le train. Seul, une première ! C’est une fois sur le quai que j’ai réalisé que je ne l’avais pas. Ma sacoche, avec tous mes papiers. Je suis retourné dans le compartiment. Il y avait un militaire et trois autres types. Ils ont tous fait «  non » de la tête. Le train a redémarré. J’ai sauté en marche. 230 francs divisés par quatre, ça ne fait pas un compte rond. Je ne sais pas comment ils ont fait. Il y avait un poste de Carabinièri dans la gare. Pratique. Il y avait même le traducteur. On aurait dit qu’ils m’attendaient. Dans l’histoire j’ai perdu la photo d’Anna.
A Pâques, elle avait la grippe. On nous a pris en photo, à deux mètres l’un de l’autre.
Je l’ai revue quelques années plus tard, elle avait pris 20 kilos. Je me suis posé beaucoup de questions.
De toute façon, je m’en foutais. Cette année-là, j’étais avec mes deux amis, Marc et Marc. Et il était question surtout de tourisme. Je les ai promenés dans Florence. Ils ne parlaient pas l’italien. Ils m’ont demandé comment on disait « Pute », je leur ai dit « Troié ». Nous avons passé l’après-midi à demander à tous les passants « Troié ? », « Troié ? »… Nous n’en avons pas trouvé. Je ne dis pas qu’il n’y en avait pas. Cette ville est tellement riche d’un patrimoine artistique incomparable. Sans doute le dernier endroit où poser la question. Certainement la dernière question à poser en ce lieu. Une dame d’un certain âge, tailleur Chanel, chignon bien mis, a bien essayé de nous renseigner… Un doigt sur le coin de la lèvre, l’autre bras mollement tendu vers une direction incertaine, le regard réfléchi… Mais on sentait bien que, malgré sa bonne volonté, elle n’y arriverait pas. Elle-même d’ailleurs pressentait qu’elle n’avait pas compris l’entière finalité de la question… Elle a fini par nous conseiller gentiment de demander aux Carabiniéri… Mais, notre inconscient, calé bien au chaud entre folie et extravagance, nous a proposé d’éviter l’option.
Après avoir cassé la croûte et siroté notre canette, allongés sur le gazon d’un rond-point, nous avons quitté les bords de l’Arno et le « Ponte-Vecchio », assez contents de notre journée. Ettore Scola, « Nous nous sommes tant aimés »…
Un jour, à table, Elina, qui n’aimait pas le désordre, décida que dorénavant il y aurait un « Marco-est » et un «  Marco-ouest », dénominations directement reliées à leur disposition respective autour de la table familiale. Tout le monde jugea l’idée très pratique. Il fallait juste se rappeler qui était à l’ouest. L’autre étant forcément à l’est. A moins que ce ne soit le contraire.

Le dimanche, il y a la Grand-messe. Pas à l’église. En plein air. La kermesse est Communiste ici. Les grandes nappes blanches accueillent le peuple sous les oliviers. L’internationale en choeur. Les drapeaux rouges. Les marmites géantes de « pasta asciuta » et les rires, l’amitié rude, un peu désespérée, les tapes dans le dos. Musique de propagande en fond sonore. Ivano y est à son affaire. J’allegro ma non troppo… L’après-midi, les hommes font la sieste sur des couvertures grises ou kaki, ce qui ternit un peu le décor champêtre. A mon avis. Les femmes papotent. Les vieux jouent aux cartes, ou à « la Morra », formant cercle autour de doigts qui joutent à toute vitesse.
Et le temps passe…


Le temps passe et les lumières s’éteignent une à une…
Renzo s’est tué. Il a glissé d’un toit. En tombant, il s’est rattrapé à la gouttière et a réussi à atterrir sur ses pieds, mais elle s’est décrochée et lui a fracassé la tête…
 Amédéo s’est arrêté de cirer au beau milieu des vacances.
Le cinéma italien perd son souffle.
Ilio a eu une tumeur au cerveau. Il est parti en trois semaines.
On a retrouvé Eraldo dans les toilettes du Milan-Bologne. Infarctus. Il a fallu une heure aux secouristes pour ouvrir la porte.
Les chansons italiennes ne sont plus à la mode. Ou  l’envie de chanter s’est fait la malle.
Et le téléphone continue de sonner.
Aldémaro changeait une roue crevée au bord de la nationale. Il s’est fait happer par une auto.
Rudy, mon copain. Il était devenu capitaine dans la Marine nationale. Rupture d’anévrisme à 28 ans.
Les couleurs aussi meurent avec le temps.
Ivano, le plus solide de tous, le plus jovial aussi. Il s’est effondré en défaisant sa valise, en plein éclat de rire, dans un hôtel de Venise.
Puis Sandro est parti, dans une salle d’hôpital d’un autre siècle. Etouffé par les cigarettes…

Le 7eme Art italien refait surface peu à peu. Giuseppe Tornatore, « cinéma Paradiso ».
J’y suis retourné. Enfance terminée. Avec ma fille. Boucler la boucle. La place du village était vide.
Le 17 Mars 1993, un lundi matin à l’aube, mon grand-père rendait son dernier soupir…
C’était à nous, pour une fois, de téléphoner la mauvaise nouvelle.
Elina, sa sœur, venait de quitter ce monde deux heures plus tôt.

Aujourd’hui, autoroutes, ponts et tunnels, voitures puissantes et pompes à eau fiables, ont raccourci les kilomètres. Mais mon Italie est très loin. Toi, Giuseppe, trouverais-tu encore un espace de silence pour méditer dans ce vacarme ? Un nom pour passerelle. Carducci. Je te salue de l’autre côté du temps.