dimanche 27 novembre 2011

Le Sanatorium.



Une petite route sinueuse. Des heures qu’on roule dans la quatre chevaux de papa.
- Tu verras, c’est beau…
- Et puis tu vas te faire plein de copains !
Je ne comprends pas tout. A cinq ans, le monde des grands est inaccessible. C’est pour ça que je suis inquiet. Ce n’est pas normal cette soudaine sollicitude. Un dernier virage, il est 14 heures. Un restaurant, trois marches, une salle trop sombre. Mon père mange de bon cœur son andouillette grillée. Je n’ai pas faim. Par la fenêtre je vois cette bâtisse grise qui m’attend. Je regarde ma mère, elle me sourit. Peut-être que l’on va repartir chez nous, tous ensemble, peut-être que je n’ai pas bien compris.
La grille s’ouvre, une religieuse. Elle m’a pris la main d’autorité. Même ma mère en est surprise. Une main passée dans mes cheveux. Une bise, un dernier serré-gâté à la va-vite.
C’est terminé.
De loin déjà :
- Tu verras, tu seras bien !
- Et puis on viendra souvent te voir !
J’ai pensé au sparadrap qu’elle m’arrachait d’un coup, pour ne pas souffrir.
Je n’ai rien senti, maman. Je n’ai pas montré que j’avais peur. J’avais juste un peu mal au cœur.


Un dortoir à quatre lits métalliques avec des barreaux bleus pétrole. Un à chaque coin.
Une armoire assortie, dont la plupart des étagères me sont inaccessibles.
Dans un monde de silence, l’écho des petits bruits.
- Tu n’es guère bavard, mon garçon !
Par la grande fenêtre je vois la route minuscule qui serpente au loin, derrière la forêt. Il y a des voitures toutes petites qui montent et qui descendent. On dirait des jouets. Avec mes doigts, j’attrape celles qui s’en vont et je les fais revenir.

Les jours passent. J’ai compris que j’allais rester longtemps ici. Les gens ne sont ni gentils ni méchants. Les copains me parlent un peu, mais pas trop.
Dans le parc il y a de grands arbres. Souvent, je pose ma joue sur le tronc rugueux, et j’entends le vent qui me dit « Tout va bien ».

Au réfectoire, c’est tout froid. Les tables sont trop éloignées, le plafond trop haut, la salle trop grande. Là aussi il y a de l’écho. Et puis je n’aime pas le formica.
On me force à manger du roquefort. Je ne peux pas. Je n’y arrive pas.
- C’est bon pour ta santé !
Ça sent mauvais et ça pique dans la bouche. Je le cache dans ma poche.


Raoul m’énerve. Il est grand, costaud. Il parle beaucoup. Il se vante. Je n’aime pas les gens qui se vantent.
Raoul et moi sommes passés ensemble à l’infirmerie pour la piqûre. Il a pleuré. Il ne se vantait plus. J’étais content parce que je n’ai pas pleuré. Maman aurait été fière de moi.
Ça sent l’éther. Comme je suis le témoin de sa débâcle et lui de mon courage, depuis il me regarde différemment. J’aime bien l’idée que ce n’est pas celui qui parle le plus qui est le meilleur. Moi, je ne parle pas beaucoup.
Dans la nuit j’ai senti des petites pattes qui couraient sur moi. Je n’ai pas osé bouger. Le matin Martin m’a dit qu’il avait senti pareil…On a dit à Josette qu’un rat était venu nous dire « bonne nuit ». Elle a dit qu’il ne fallait le dire à personne, que c’était notre secret. J’ai trouvé ça génial d’avoir un secret ! J’ai vite voulu l’écrire à Maman mais elle m’a dit que ce n’était pas une bonne idée.

C’est l’Automne. Nous sommes allés à la chasse aux papillons. Dans un grand champ d’herbes folles. Il y avait des sauterelles qui me tapaient dans les jambes. J’ai attrapé un papillon.
Les autres en ont attrapé plein. Moi je préfère attraper les mites, c’est plus facile.
Maman m’a écrit. Une jolie carte avec un chien habillé en cow-boy. Elle me dit que ma chambre est presque finie et que bientôt ils vont venir me voir. La dernière fois aussi elle disait que bientôt ils allaient venir… Je ne sais pas ce que ça veut dire bientôt. J’ai demandé à Josette, elle m’a dit ça veut dire dans pas longtemps. Josette c’est celle qui me lit les lettres de Maman et Papa. Maman me dit aussi de bien respirer le bon air et de bien manger. Je ne lui ai pas dit pour le roquefort parce que Josette lit mes lettres aussi.
On fait de grandes marches dans la montagne. Le chemin est plein de gros cailloux. Ça monte tout le temps. Pour nous encourager le moniteur chante toujours la même chanson. Je crois qu’il n’en connaît pas d’autre :

                              Sur les monts, sur les monts
                              Tous puissants, tous puissants
                              On entend, on entend
                              Que le vent, que le vent
                              On ne voit, on ne voit
                              Que le ciel, que le ciel
                              On ne sent que le soleil…

Je ne sais pas pourquoi, elle me fait peur cette chanson.

Les moniteurs ont fait une partie de foot. Ça a fait « crac » et Jean Paul a crié. C’est impressionnant  de voir un grand pleurer. Je me suis senti perdu. Abandonné. Et puis il y a un autre grand qui nous a ramenés à la colo.

« Bientôt » est arrivé. Je ne regardais plus la grande allée qui mène au portail. Alors ça m’a fait drôle quand d’un coup, en me retournant, il y avait Maman, Papa, et Marraine qui étaient là en train de me regarder en souriant. J’étais content et en même temps je n’arrivais pas à le montrer. On a passé une journée formidable ! J’ai joué au foot avec Papa. Marraine m’avait apporté des hélices sur une tige. Quand on frotte la tige dans les mains l’hélice part et s’envole en tournant comme un hélicoptère !
A un moment j’ai entendu mon père dire « On a cinq cent bornes à faire » et puis ils m’ont serré dans leur bras, j’ai commencé à avoir mal au cœur. Quand Marraine m’a serré contre elle, elle m’a dit « on revient bientôt ». J’en ai profité pour lui demander combien de temps c’était « bientôt » ? Elle m’a dit « Tu dors trente fois et on revient ». J’ai voulu lui demander combien ça faisait trente fois, mais elle était déjà partie.

Une fin d’après-midi, le ciel est noir, et brusquement un éclair a illuminé le dortoir. Je suis sur mon lit. L’éclair revient encore plus fort, puis une troisième fois. Les vitres de la grande fenêtre vibrent à chaque coup de tonnerre. Cette fois je me décide. Je prends une feuille de papier et écris une dernière lettre à ma mère. « Il y a la foudre qui cherche à venir. Je vais peut-être mourir  ». Les autres se moquent de moi.

On fait la sieste chaque jour, après le repas. Interdiction de bouger. Je suis allongé sur le côté. Je joue avec une perle que j’ai trouvée. Je la repousse d’une chiquenaude et elle redescend toute seule dans le creux que fait ma tête dans le matelas. Le dernier coup elle est entrée dans ma narine. Alors j’ai essayé de la sortir avec le doigt mais elle s’est enfoncée encore plus.
Interdiction de bouger. Je souffle avec le nez en pinçant l’autre narine, mais comme la perle est trouée elle ne bouge pas. J’essaie encore avec le petit doigt, elle s’enfonce encore. Interdiction de bouger. Et si elle va dans le cerveau ? Je suis parti en hurlant dans le grand couloir vide.
Le docteur m’a bien expliqué. C’est impressionnant mais je ne vais pas avoir mal. Il a chauffé une grande aiguille. Il m’a dit surtout tu ne bouges pas. Je n’ai pas bougé du tout. Il y a de la fumée qui est sortie de mon nez et puis l’aiguille avec la perle accroché au bout !
J’ai pensé qu’il était très fort ce docteur. Dommage qu’il soit si loin de Marseille, sinon il pourrait soigner Mamine et sa jambe enflée.
Pour me récompenser d’avoir été courageux, Josette m’a emmené dans un musée des objets avalés. Je crois qu’elle s’est trompée parce qu’il y avait des montres, des réveils, des aiguilles à tricoter, des lunettes, des fausses dents comme celles que Mamine met dans son verre le soir… Ou alors c’étaient des géants avec des grandes bouches.

J’ai remarqué que maintenant, quand on prend le café au lait le matin, il n’y a plus les lumières au plafond. Il fait jour. Dehors, Josette nous montre les feuilles qui tourbillonnent. Elle nous a dit que c’étaient les giboulées de Mars.
Josette est venue avec un grand sourire et une nouvelle carte de Maman. C’était un autre chien avec une cravate de toutes les couleurs. « Mon chéri, on vient te chercher pour te ramener à la maison la semaine prochaine »…
«  C’est dans longtemps la semaine prochaine ? »

Dans la quatre chevaux de Papa je regarde la grille du sanatorium disparaître dans le virage. Devant il y a mon Papa et ma Maman. Je m’approche et pose mes mains sur leur cou. Je ne veux plus jamais les quitter.

Préventorium d’Enweitg, Pyrénées orientales, Septembre 1961 / Mars 1962.

samedi 12 novembre 2011

Nouvelle primée au concours de Roussillon 2010

À une lettre près




Il était juste derrière lui quand c’est arrivé. Il l’a senti trembler, comme saisi d’un léger frisson, puis il l’a vu s’avachir d’une façon si grotesque qu’il en aurait presque ri, si la situation n’avait été dramatique. Car aucun doute n’était permis, Ivan était bel et bien  mort!

Son beau-père! Une force de la nature qui dépassait allègrement le quintal, ce symbole de vitalité et de joie de vivre, il y a encore quelques minutes, gisait à cet instant précis, à genoux devant lui, le buste droit, coincé entre la table et le banc en bois, les bras pendants et la tête rejetée en arrière, menton posé sur la nappe, en une posture instable et dégradante tellement éloignée de sa prestance habituelle que Daniel en était gêné. Il pensa un instant qu’Ivan allait se redresser, reprendre sa position naturelle de tous les jours, bras croisés, adossé au mur face à la terrasse et rire un bon coup à cette blague. Alors ce lieu si vivant reprendrait ses habitudes, les voisins arriveraient pour boire un coup, demander un service ou un conseil à cet homme honnête et généreux, craint par certains, mais respecté par tous, puis la discussion s‘emballerait, au rythme des verres de grappa, dans une ambiance réconfortante de rire et d‘amitié virile propre aux travailleurs de la terre qu‘étaient ces enfants de Split. Ekrem se pointerait avec un panier d‘escargots ou de champignons, Vicko viendrait emprunter le motoculteur, Pétar chercher conseil pour tailler ses oliviers, autant de prétextes pour passer un bon moment à l’ombre de sa terrasse… mais non, rien ne bougeait. Ses yeux, restés ouverts, étaient vides.  Le silence autour donnait le vertige. Et étrangement, il n’y avait personne… Kata, sa belle-mère, femme timide et effacée, avait dû aller à pieds au village voisin, Rudiné. Il ne l’avait pas entendu partir. Anna, sa femme, était au boulot. Personne, et lui qui ne parlait pas un traître mot de cette étrange langue slave si éloignée des locutions latines auxquelles il était habitué!

Le soleil cognait au point de lui filer la migraine. Ses pensées qui défilaient à toute allure s’embrouillaient! Il revit le visage adorable de sa femme le jour où elle avait accepté de tout quitter pour venir vivre avec lui dans le Luberon. Quelle preuve d’amour! Quelle chance il avait eue de la rencontrer. Un premier hôtel réservé par le tour opérateur qui ne lui plait pas, un second qui est complet, et finalement à dix heures du soir, ce petit hôtel à Trogir. Le matin à l’accueil, son sourire… c’était écrit! Puis la première visite à ses parents… Elle admirait son père, c’était frappant, il n’avait jamais vu une telle complicité.

Le conte de fée tournait maintenant au cauchemar! Comment pourrait-elle supporter ça? C’était le coup de grâce pour elle après ce qu’il s’était déjà passé avec ses propres parents! Pauvre chérie! Saurait-il à son tour la soutenir, comme elle avait su le faire quelques mois plus tôt? Il essaya d’imaginer sa réaction et les mots qui pourraient la consoler. Des heures lourdes de chagrin et de désespoir les attendaient.

Au bout d’un moment, comprenant qu’il ne pouvait rien faire d‘autre, il décida d’allonger Ivan sur le banc, pour au moins éviter aux regards cette posture ridicule dans laquelle il se trouvait. Puis l’attente commença. Il alluma une cigarette, Marlboro, par défaut, les siennes n’étaient pas en vente en Croatie.

Attendre… il ne faisait que ça depuis qu’il y a six mois ils avaient quitté précipitamment sa Provence natale après ce stupide accident qui les avait déjà tant meurtris. Perdre d’un coup son père et sa mère, et être contraint de tout laisser en plan, sans même le temps de faire son deuil, l’avait laissé vide, vide de tout sentiment, dans la tête et dans le cœur, plus rien, plus le moindre ressenti, comme si rien ne s’était passé. Il se retrouvait dans un tel dénuement émotionnel que la mort d’Ivan aujourd’hui lui apparaissait presque normale, comme s’il s’y attendait! Le malheur s’était irrémédiablement attaché à ses basques et plus rien ne pourrait l’en débarrasser!

Anna avait été formidable. Comme la plupart des femmes en cas de grands dangers, elle avait su prendre les choses en mains. Lui sans réaction, elle avait pris les décisions que nécessitait la situation. Il avait laissé faire. Ils s’étaient installés ici.

Au début, il y eut une accalmie, une pause. Des sensations agréables qui vous caressent en surface, et vous font oublier le tourment profond. Il avait renoncé au combat qui le ravageait et s’était nourri de la douceur du climat, de la brise marine, de la gentillesse naturelle de ses beaux- parents, de leur compassion si sincère qu’il en était touché. Le soir en terrasse, sous le halo faiblard de la vieille ampoule murale qui dessinait les ombres autour de la table, il s’enivrait un peu, juste assez pour être bercé par le flot doux et continu de cette langue qu’il ne comprenait pas.

Et puis l’isolement avait fait son apparition, sournoisement. Des petites choses au départ, comme une visite d’amis, au cours de laquelle on se sent exclu, un après midi en ville que l’on passe dans la voiture à attendre l’autre qui fait ses formalités administratives, ou bien des décisions prises sans son avis. Le sentiment d’être inutile. Il avait voulu en parler avec Anna mais elle était peu disponible pour lui, prise dans ses démarches pour trouver un job, reprendre contact avec ses amis quittés six ans plus tôt, et puis tout traduire de ce qu’il se passait était une tâche épuisante! Il avait laissé tomber.

Quelque chose le sortit de ses pensées. Au bout du chemin, la fine silhouette de Kata apparut. Il alla au devant d’elle. Son visage s’éclaira quand elle l‘aperçut, elle prononça en riant une phrase dont il ne saisit pas le sens et passa devant lui. Il se précipita pour faire écran et lui cacher le corps, mais il était trop tard. Kata vit son Ivan étendu sur ce banc et elle voulut lui porter secours! Il la prit dans ses bras mais elle se débattit de toutes ses forces en criant. Il sentait son cœur battre à toute vitesse. Elle réussit à lui glisser des bras, et alors qu’il pensait qu’elle allait se précipiter vers son mari, elle s’écroula comme une masse à ses pieds! Une fois la surprise passée, il vérifia son pouls et, rassuré,  se dit que ça n’était pas plus mal ainsi. Anna n’allait pas tarder à rentrer, et il ne pouvait pas gérer tout le monde en même temps. Il prit le frêle corps dans ses bras, et alla le déposer dans la chambre des parents au rez-de-chaussée.

Qu’allait-il dire à Anna cette fois? Le coup de l’accident ça allait pour ses vieux, et encore, pas sûr qu’elle ait été dupe! Ce départ en catastrophe au lieu de se rendre à la gendarmerie, prétextant que les apparences risquaient de le rendre suspect, le peu de questions qu’elle lui avait posées allait plutôt dans le sens de la connivence. Bizarre tout de même de sa part, car elle adorait ses beaux-parents. À moins qu’elle aussi ait remarqué comme ils le rabaissaient constamment! Son père, toujours prompt à lui montrer à quel point il était nul, sa mère, à le couver comme s’il avait six ans! Il était un homme, merde! En venant ici, ça allait changer, ça devait changer! Ils allaient remettre les compteurs à zéro, recommencer une vie nouvelle, épurée de tous ces miasmes. Anna, son amour, elle allait voir ce dont il était capable. Elle serait fière de lui.                      

Il était sympa pourtant au départ, Ivan. Ils bricolaient ensemble, cela avait l’air de lui plaire, et lui avait pu faire illusion, faire croire qu’il s’y connaissait, qu’il était un as du bricolage… au début seulement. Car très vite, la  même détestable litanie était revenue! Il avait l’impression d’entendre son père!« Je te montre, c’est plus facile, je t’explique ça va plus vite », tu parles! Et en plus en croate! Il était redevenu une sous-merde!

Et à nouveau il avait fallu reprendre le dessus, éliminer pour pouvoir exister!

Un coup de trocart à la base du crâne, sous les cheveux, propre, pas de trace,  pas de souffrance. Mort suspecte? Non, si on ouvre le gaz et qu’on ferme bien les fenêtres! Les vieux ça ne devrait pas avoir le gaz à la maison. Mais sa femme allait arriver, et là, il était au pied du mur! Allait-elle encore le soutenir ? Après tout c’est pour elle qu’il faisait tout ça! C’est à cause d’elle en fait s’il en était arrivé là!

Il fallait qu’elle le comprenne! Il n’était rien sans elle! Il avait un besoin vital de voir ses yeux briller quand il lui parlait, quand il lui expliquait qu’un jour ils auraient leur maison, qu’il apprendrait à la faire lui-même! Un besoin vital qu’elle croie en lui!

Lorsqu’elle arriva et qu’elle vit la scène, Anna mis quelques secondes à réaliser… Dévastée, elle finit par comprendre que Daniel avait franchi un cap supplémentaire et que si elle descendait de l’auto, elle n‘en réchapperait pas cette fois! Elle fit demi-tour et partit, le crissement des pneus couvrant ses hurlements de désespoir. Il avait eu le temps de voir son regard épouvanté posé sur lui. Il venait de la perdre.

Il lui fallut longtemps pour ralentir, longtemps pour arrêter de crier. Elle finit par stopper la Peugeot sur le bas côté de la route de la corniche qui dominait la baie de Split. Elle pleura, se lamenta, elle avait tout perdu par amour! Elle se doutait pour ses beaux-parents, elle savait Daniel fragile, elle savait bon Dieu! Elle avait essayé de lui redonner  la confiance perdue, de le valoriser, mais sa paranoïa était trop profonde! Elle avait perdu ses parents par sa faute, parce qu’elle avait voulu donner une chance à leur couple, parce qu’elle savait qu’en France c’était foutu, s’il allait en prison, c’était fini! Elle s’était rendue complice, elle était coupable, plus coupable même que lui qui avait perdu la raison! Par orgueil, elle avait cru son amour capable de le guérir!

Il était si beau son Daniel, le coup de foudre quand elle lui avait apporté son petit déjeuner à l’hôtel. Dans un anglais un peu scolaire, ils s’étaient racontés. Ils s’étaient reconnus. Son regard, doux et chaud à la fois, la finesse de ses mains… elle s’était sentie envahie par un sentiment étrange de bien être qu’elle ne connaissait pas. Un mélange de douceur et de sécurité. Avant de se quitter, ils avaient échangé leur e-mail. Elle savait déjà qu’elle le rejoindrait! Son père l’avait traitée de folle: abandonner famille, travail, amis, et partir dans un pays inconnu pour vivre avec ce Français dont elle ne savait rien, il fallait qu’elle ait perdu le sens des réalités! Elle lui avait répondu que si elle n’essayait pas, elle le regretterait toute sa vie. Et elle n’était pas du genre à regretter ses actes. Cette phrase, aujourd’hui, elle la recevait en plein cœur, comme un coup de fusil qui effaçait sa vie! 

Après avoir téléphoné à la police, elle enclencha la première, fixa du regard la mer, son Adriatique, mère nourricière de tous ses plus beaux souvenirs et qui accompagne tendrement tous les Dalmates dans leur diaspora aux quatre coins du monde, elle accéléra, plongea ses yeux et ses pensées dans le miroir étincelant de son enfance, et ne toucha plus le volant…

Lorsque la police arriva, Daniel était assis à côté du corps et il lui parlait. « Tu comprends Ivan, elle se débattait, elle ne voulait pas écouter, elle aussi il a bien fallu lui faire entendre raison… » Ils le prirent doucement par les bras, il continuait son monologue. Anna n’était plus là. Il se moquait de tout à présent qu’il était parti en exil dans sa tête et dans son cœur…

L’expertise psychiatrique fut superficielle et bâclée, en grande partie par la faute d’une traduction qui gommait l’aspect affectif des déclarations. De toute façon, Daniel était dans son monde, personne ne l‘avait jamais compris, maintenant, ça n‘était plus la peine, c‘était trop tard. Ce petit garçon bien sage qui ne demandait jamais rien, que l’on posait dans un coin avec un bout de chiffon en guise de jouet, cet adolescent chétif abandonné à ses questions dans le vide alors qu’il crevait d’incertitudes, on en avait fait un assassin…







Comme tous les premiers mercredis de chaque mois, sur cette avenue triste et déserte, elle attend son bus devant l’entrée principale de l’établissement de soins où séjourne Daniel. Depuis deux ans maintenant elle s’ entête à lui rendre visite dans l’attente qu’il la reconnaisse, mais invariablement elle repart déçue.

Il est le dernier lien avec sa fille et elle s’accroche à cet espoir pour donner un sens à sa vie. Kata se demande si les médecins réussiront à guérir ce pauvre garçon. La mort de ses parents l’avait tellement ébranlé. Elle avait tout tenté avec son mari pour lui rendre un peu de sérénité et d’affection, mais la rupture d’anévrisme d’Ivan avait définitivement détruit cette famille. Au moment où elle pense que la vie réserve décidément de sales moments, un éclair zèbre le ciel couleur de cendres. Le bus arrive. Elle monte à l’intérieur. La pluie se met à mitrailler la vitre. La tempe posée sur la surface perlée, elle laisse son esprit errer dans le passé. Trois jours… la lettre confirmant la thèse accidentelle était arrivée de France trois jours trop tard.                                                                                                                                             




Entrez, je vous en prie, mettez-vous à l'aise !

Oui, je viens juste d'emmenager, c'est encore un peu en désordre, ne faites pas attention.
Je ne veux pas me précipiter pour la décoration, je veux prendre mon temps, profiter de ce laps de temps magnifique où tout est encore possible, où l'imagination n'est pas encore clouée par les limites de la réalité. J'ai des idées, des ambitions : vous faire aimer ma compagnie. Vous me direz cela manque singulièrement de modestie.  Pas du tout. Je suis conscient qu'à l'échelle planétaire si j'agite très fort les bras, même sur la pointe des pieds, il ne se passera pas grand chose. Non, l'effet papillon je n'y crois pas trop. Vous imaginez la chaos, avec ces millions de gens qui gesticulent dans tous les sens à longueur de journée !
Mais là, je suis chez moi. Et votre visite me fait tellement plaisir ! Il y a encore des cartons partout, mais qu'importe. Nous avons des tas d'histoires à nous raconter, des émotions à partager, bref, le monde à refaire et je suis sûr que cela sera passionnant.