Une petite route sinueuse. Des heures qu’on roule dans la quatre chevaux de papa.
- Tu verras, c’est beau…
- Et puis tu vas te faire plein de copains !
Je ne comprends pas tout. A cinq ans, le monde des grands est inaccessible. C’est pour ça que je suis inquiet. Ce n’est pas normal cette soudaine sollicitude. Un dernier virage, il est 14 heures. Un restaurant, trois marches, une salle trop sombre. Mon père mange de bon cœur son andouillette grillée. Je n’ai pas faim. Par la fenêtre je vois cette bâtisse grise qui m’attend. Je regarde ma mère, elle me sourit. Peut-être que l’on va repartir chez nous, tous ensemble, peut-être que je n’ai pas bien compris.
La grille s’ouvre, une religieuse. Elle m’a pris la main d’autorité. Même ma mère en est surprise. Une main passée dans mes cheveux. Une bise, un dernier serré-gâté à la va-vite.
C’est terminé.
De loin déjà :
- Tu verras, tu seras bien !
- Et puis on viendra souvent te voir !
J’ai pensé au sparadrap qu’elle m’arrachait d’un coup, pour ne pas souffrir.
Je n’ai rien senti, maman. Je n’ai pas montré que j’avais peur. J’avais juste un peu mal au cœur.
Un dortoir à quatre lits métalliques avec des barreaux bleus pétrole. Un à chaque coin.
Une armoire assortie, dont la plupart des étagères me sont inaccessibles.
Dans un monde de silence, l’écho des petits bruits.
- Tu n’es guère bavard, mon garçon !
Par la grande fenêtre je vois la route minuscule qui serpente au loin, derrière la forêt. Il y a des voitures toutes petites qui montent et qui descendent. On dirait des jouets. Avec mes doigts, j’attrape celles qui s’en vont et je les fais revenir.
Les jours passent. J’ai compris que j’allais rester longtemps ici. Les gens ne sont ni gentils ni méchants. Les copains me parlent un peu, mais pas trop.
Dans le parc il y a de grands arbres. Souvent, je pose ma joue sur le tronc rugueux, et j’entends le vent qui me dit « Tout va bien ».
Au réfectoire, c’est tout froid. Les tables sont trop éloignées, le plafond trop haut, la salle trop grande. Là aussi il y a de l’écho. Et puis je n’aime pas le formica.
On me force à manger du roquefort. Je ne peux pas. Je n’y arrive pas.
- C’est bon pour ta santé !
Ça sent mauvais et ça pique dans la bouche. Je le cache dans ma poche.
Raoul m’énerve. Il est grand, costaud. Il parle beaucoup. Il se vante. Je n’aime pas les gens qui se vantent.
Raoul et moi sommes passés ensemble à l’infirmerie pour la piqûre. Il a pleuré. Il ne se vantait plus. J’étais content parce que je n’ai pas pleuré. Maman aurait été fière de moi.
Ça sent l’éther. Comme je suis le témoin de sa débâcle et lui de mon courage, depuis il me regarde différemment. J’aime bien l’idée que ce n’est pas celui qui parle le plus qui est le meilleur. Moi, je ne parle pas beaucoup.
Dans la nuit j’ai senti des petites pattes qui couraient sur moi. Je n’ai pas osé bouger. Le matin Martin m’a dit qu’il avait senti pareil…On a dit à Josette qu’un rat était venu nous dire « bonne nuit ». Elle a dit qu’il ne fallait le dire à personne, que c’était notre secret. J’ai trouvé ça génial d’avoir un secret ! J’ai vite voulu l’écrire à Maman mais elle m’a dit que ce n’était pas une bonne idée.
C’est l’Automne. Nous sommes allés à la chasse aux papillons. Dans un grand champ d’herbes folles. Il y avait des sauterelles qui me tapaient dans les jambes. J’ai attrapé un papillon.
Les autres en ont attrapé plein. Moi je préfère attraper les mites, c’est plus facile.
Maman m’a écrit. Une jolie carte avec un chien habillé en cow-boy. Elle me dit que ma chambre est presque finie et que bientôt ils vont venir me voir. La dernière fois aussi elle disait que bientôt ils allaient venir… Je ne sais pas ce que ça veut dire bientôt. J’ai demandé à Josette, elle m’a dit ça veut dire dans pas longtemps. Josette c’est celle qui me lit les lettres de Maman et Papa. Maman me dit aussi de bien respirer le bon air et de bien manger. Je ne lui ai pas dit pour le roquefort parce que Josette lit mes lettres aussi.
On fait de grandes marches dans la montagne. Le chemin est plein de gros cailloux. Ça monte tout le temps. Pour nous encourager le moniteur chante toujours la même chanson. Je crois qu’il n’en connaît pas d’autre :
Sur les monts, sur les monts
Tous puissants, tous puissants
On entend, on entend
Que le vent, que le vent
On ne voit, on ne voit
Que le ciel, que le ciel
On ne sent que le soleil…
Je ne sais pas pourquoi, elle me fait peur cette chanson.
Les moniteurs ont fait une partie de foot. Ça a fait « crac » et Jean Paul a crié. C’est impressionnant de voir un grand pleurer. Je me suis senti perdu. Abandonné. Et puis il y a un autre grand qui nous a ramenés à la colo.
« Bientôt » est arrivé. Je ne regardais plus la grande allée qui mène au portail. Alors ça m’a fait drôle quand d’un coup, en me retournant, il y avait Maman, Papa, et Marraine qui étaient là en train de me regarder en souriant. J’étais content et en même temps je n’arrivais pas à le montrer. On a passé une journée formidable ! J’ai joué au foot avec Papa. Marraine m’avait apporté des hélices sur une tige. Quand on frotte la tige dans les mains l’hélice part et s’envole en tournant comme un hélicoptère !
A un moment j’ai entendu mon père dire « On a cinq cent bornes à faire » et puis ils m’ont serré dans leur bras, j’ai commencé à avoir mal au cœur. Quand Marraine m’a serré contre elle, elle m’a dit « on revient bientôt ». J’en ai profité pour lui demander combien de temps c’était « bientôt » ? Elle m’a dit « Tu dors trente fois et on revient ». J’ai voulu lui demander combien ça faisait trente fois, mais elle était déjà partie.
Une fin d’après-midi, le ciel est noir, et brusquement un éclair a illuminé le dortoir. Je suis sur mon lit. L’éclair revient encore plus fort, puis une troisième fois. Les vitres de la grande fenêtre vibrent à chaque coup de tonnerre. Cette fois je me décide. Je prends une feuille de papier et écris une dernière lettre à ma mère. « Il y a la foudre qui cherche à venir. Je vais peut-être mourir ». Les autres se moquent de moi.
On fait la sieste chaque jour, après le repas. Interdiction de bouger. Je suis allongé sur le côté. Je joue avec une perle que j’ai trouvée. Je la repousse d’une chiquenaude et elle redescend toute seule dans le creux que fait ma tête dans le matelas. Le dernier coup elle est entrée dans ma narine. Alors j’ai essayé de la sortir avec le doigt mais elle s’est enfoncée encore plus.
Interdiction de bouger. Je souffle avec le nez en pinçant l’autre narine, mais comme la perle est trouée elle ne bouge pas. J’essaie encore avec le petit doigt, elle s’enfonce encore. Interdiction de bouger. Et si elle va dans le cerveau ? Je suis parti en hurlant dans le grand couloir vide.
Le docteur m’a bien expliqué. C’est impressionnant mais je ne vais pas avoir mal. Il a chauffé une grande aiguille. Il m’a dit surtout tu ne bouges pas. Je n’ai pas bougé du tout. Il y a de la fumée qui est sortie de mon nez et puis l’aiguille avec la perle accroché au bout !
J’ai pensé qu’il était très fort ce docteur. Dommage qu’il soit si loin de Marseille, sinon il pourrait soigner Mamine et sa jambe enflée.
Pour me récompenser d’avoir été courageux, Josette m’a emmené dans un musée des objets avalés. Je crois qu’elle s’est trompée parce qu’il y avait des montres, des réveils, des aiguilles à tricoter, des lunettes, des fausses dents comme celles que Mamine met dans son verre le soir… Ou alors c’étaient des géants avec des grandes bouches.
J’ai remarqué que maintenant, quand on prend le café au lait le matin, il n’y a plus les lumières au plafond. Il fait jour. Dehors, Josette nous montre les feuilles qui tourbillonnent. Elle nous a dit que c’étaient les giboulées de Mars.
Josette est venue avec un grand sourire et une nouvelle carte de Maman. C’était un autre chien avec une cravate de toutes les couleurs. « Mon chéri, on vient te chercher pour te ramener à la maison la semaine prochaine »…
« C’est dans longtemps la semaine prochaine ? »
Dans la quatre chevaux de Papa je regarde la grille du sanatorium disparaître dans le virage. Devant il y a mon Papa et ma Maman. Je m’approche et pose mes mains sur leur cou. Je ne veux plus jamais les quitter.
Préventorium d’Enweitg, Pyrénées orientales, Septembre 1961 / Mars 1962.