samedi 30 juin 2012

Mon Italie



Carducci ! Tel est mon nom ! Il claque comme un coup de fusil sous la bannière de Garibaldi et des chemises rouges pour réunir dans mes veines la sève et les essences de Provence et de Toscane.
Pourtant mon Italie n’a pas l’odeur de la poudre. Elle s’écoule, paisible, au creux de mon enfance, dans les matins brumeux à la lumière  pâle, sur les chemins de glaise bordés de peupliers où chemina un temps, inspiré et serein, le grand poète Giosué…

Entre nous, tout commence en noir et blanc. Fellini. La dolce vita. Chemise blanche et cravate noire. Souliers vernis et culottes courtes. Les bals d’été en plein air. Le twist. Je passe entre les jambes des grands en me tortillant. Les rires, la sensation d’être le petit prince au milieu des flonflons. Pantalons à pinces et talons aiguille sont mes compagnons de farandole. Domenico Modugno chante « Volare ». Et deux-cent voix répondent « Hooo-ho ! ». Cri de joie qui monte à l’unisson dans le ciel étoilé d’une nuit de Juillet, symbole de la joie de vivre d’une époque insouciante.
Le Dimanche, Renzo m’emmène sur sa Vespa le long des petites routes au milieu des oliviers. Debout entre ses bras qui tiennent le guidon,  je hurle de plaisir et d’excitation.
A la maison, il y a Amédéo qui est vieux et qui cire les chaussures de tout le monde sur la terrasse, à côté des tomates qui sèchent au soleil. Il s’occupe. Et en plus c’est bien parce que ça rend service.
Il y a aussi Sandro, le mari de la Fulvia, qui me raconte les histoires de Topolino et de Topogiggio, les souris italiennes.
Tous les matins, le même cérémonial. Les hommes partent travailler. A tour de rôle ils se campent devant Elina qui leur tend un œuf et la bouteille de MARSALA, et ces géants gobent leur œuf et boivent une rasade du vin sicilien dans le contre-jour de la porte de la cuisine, puis se penchent jusqu’à leur mère pour l’embrasser. Comment a-t-elle fait pour avoir des enfants si grands ? J’ai goûté moi aussi l’œuf et le MARSALA, mais dans un bol, avec du sucre. Drôlement bon !
Elina, c’est la sœur de mon grand-père. La femme d’Amédéo, celui qui cire toute la sainte journée. Ils ont eu une ribambelle de gosses devenus ces géants. La Fulvia, l’ainée, et puis dans le désordre : Mauro, la Laura, Milvio, Renzo, La Claudia qui est mariée à Ivano, un colosse sympathique, Aldémaro qui plonge en apnée dans des grottes sous-marines pour ramasser des moules grosses comme mes mains, Ilio qui a un fils de mon âge qui s’appelle Rudy, la Milvia,  Eraldo qui est un peu excentrique, et qui chante tout le temps « Finché la barca va, lasci andare… ». Dix gosses ! Lui mesure 1m52, et elle pèse 40 kilos !

Les fins d’après-midi, de l’autre côté de la route, sur le muret en pierres, je retrouve Manuela et ses petites socquettes blanches. A califourchon on joue à la poursuite avec des capsules de bouteilles de soda.
Et puis, à la fin des vacances, il y a le retour avec papy et sa quatre chevaux, pendant des heures et des heures en tête à tête. Il me raconte les aventures du chevalier de Pardaillan qui croise le fer avec les méchants au beau milieu d’une rivière, et ça fait du bien parce que nous, on crève de chaud sur cette route ! Odeurs d’essence et de caoutchouc brûlé. Et cette foutue pompe à eau « qui commence à le gonfler ».
Papy a quitté son pays pour la France à cause du fascisme, il y a longtemps. « Tu vois, petit, c’est grâce à Mussolini si je suis ton grand-père ». Merci monsieur Mussolini !

Puis viennent les couleurs. Visconti. Mort à Venise. Lumière tendre à travers la vigne de la tonnelle. Grains jaunes gorgés et translucides. On les dirait éclairés de l’intérieur. Soleils couchants. Je regarde la Sergia cassée en deux dans son potager. Il y a les fleurs de courgettes qui pointent leur langue torsadée comme autant de « gelatti »orangés couchés sur la terre chaude et humide. La fine brume de l’arrosage réinvente un mini arc-en-ciel chaque fois différent. Le soir, le jardin sent la citronnelle et la menthe poivrée.

Mes premiers livres. Alexandre Dumas. La tête pleine d’aventures, au beau milieu des corps nus et huileux, du claquement entêtant du nouveau jeu à la mode, le Tac A Tac ( un nom qui ne s’oublie pas), je suis D’Artagnan sur mon Alezan, à la poursuite de la belle mais intrigante Milady de Winter, quand soudain, surgi de derrière la dune, une sorte de Sarrazin hurle à la cantonade « Coco bello ! Coco ! » Femmes et enfants se ruent sur la poussette surmontée d’un parasol ridiculement petit et achètent avidement ces tranches nacrées sensées rafraîchir et pourtant sèches comme de la banne. «  Coco bello come té ! ».
Milady s’enfuit dans les marais, ça sent le monoï mais je reste concentré et c’est le moment que choisit un bimoteur traînant une flamme publicitaire pour lâcher une multitude de petits parachutes de toutes les couleurs. Les jeux s’arrêtent, les livres se ferment et tout le monde se jette à l’eau pour récupérer les jetons plastiques suspendus qui tombent au ralenti comme de gros flocons de neige colorés. Ces passeports en main, chacun pourra aller réclamer son cornet-surprise ou son cadeau Pannini.
Mais en fin de compte, tout ce remue-ménage n’empêche pas les mousquetaires de faire son affaire à la belle à la fleur de lys.
Le transistor de mon voisin crachote à espaces réguliers « Muratti-A, Muratti’Ambassador »,
Premières cigarettes.

Milvio, c’est le mari de la Graziella. J’adore le voir conduire. Alfa Roméo Giulietta. Double débrayage, le pied droit en même temps sur les pédales du frein et de l’accélérateur. Il accélère à fond et, au dernier moment, se décale du cul de la mémère qui est devant pour la doubler comme une flèche. VROOM ! Et le camion qui arrive en face juste au moment où il se rabat ! On s’éclate ! C’est comme si j’avais un grand frère, sauf qu’il m’énerve à toujours me parler de filles, avec son grand sourire carnassier, pour savoir si… Et il met son majeur en l’air en le faisant frétiller…Les filles, j’y pense un peu, mais ça me fait peur, et puis avec lui qui insiste, j’ai l’impression que je ne suis pas normal.
Druppi  chante « Vado » à la radio, voix cassée.
J’aime bien Raoul aussi. Le fils de la Fulvia et de Sandro. Il a une moto Guzzi. Ballades tranquilles en bord de mer bercées par les battements rassurants du moteur quatre temps. Quand, au retour, ma jambe a touché le pot d’échappement, grosse brûlure et trois semaines de pansements. Je me fais prendre en photo seul sur la grosse moto rouge histoire de faire croire aux copains…


La lumière, maintenant. Bertolucci. 1900. L’amour, la politique. Premier flirt et paille dans les cheveux.
Quand je l’aperçois sur sa bicyclette, je suis submergé ! On dirait une Madone tombée du ciel ! Ma mère : « c’est ta cousine Anna, va jouer avec elle ». Tu parles, jouer !
Je suis trop impressionné. Ses cheveux longs, son sourire d’ange, ses yeux de biche… Laisse tomber, trop belle pour toi ! Pourtant elle m’emmène danser et rompt devant moi avec son petit copain (Un grand d’au moins 20 ans). Elle me prend par la main et moi qui ne comprends rien ! Pourtant le dernier jour, un baiser au goût de vanille me laisse sur le carreau jusqu’à l’été suivant ! Elle m’a donné une photo d’elle. Une photo déchirée où elle apparaît, souriante, un bras inconnu autour de la taille. L’année où je me suis senti le plus con.
I Santo California sont en tête du hit-parade avec « Tornero ». J’achète.
A la Toussaint je me suis précipité chez elle, préparé, déterminé à passer à l’action, elle n’était pas là. Partie à Rome. J’avais pris le train. Seul, une première ! C’est une fois sur le quai que j’ai réalisé que je ne l’avais pas. Ma sacoche, avec tous mes papiers. Je suis retourné dans le compartiment. Il y avait un militaire et trois autres types. Ils ont tous fait «  non » de la tête. Le train a redémarré. J’ai sauté en marche. 230 francs divisés par quatre, ça ne fait pas un compte rond. Je ne sais pas comment ils ont fait. Il y avait un poste de Carabinièri dans la gare. Pratique. Il y avait même le traducteur. On aurait dit qu’ils m’attendaient. Dans l’histoire j’ai perdu la photo d’Anna.
A Pâques, elle avait la grippe. On nous a pris en photo, à deux mètres l’un de l’autre.
Je l’ai revue quelques années plus tard, elle avait pris 20 kilos. Je me suis posé beaucoup de questions.
De toute façon, je m’en foutais. Cette année-là, j’étais avec mes deux amis, Marc et Marc. Et il était question surtout de tourisme. Je les ai promenés dans Florence. Ils ne parlaient pas l’italien. Ils m’ont demandé comment on disait « Pute », je leur ai dit « Troié ». Nous avons passé l’après-midi à demander à tous les passants « Troié ? », « Troié ? »… Nous n’en avons pas trouvé. Je ne dis pas qu’il n’y en avait pas. Cette ville est tellement riche d’un patrimoine artistique incomparable. Sans doute le dernier endroit où poser la question. Certainement la dernière question à poser en ce lieu. Une dame d’un certain âge, tailleur Chanel, chignon bien mis, a bien essayé de nous renseigner… Un doigt sur le coin de la lèvre, l’autre bras mollement tendu vers une direction incertaine, le regard réfléchi… Mais on sentait bien que, malgré sa bonne volonté, elle n’y arriverait pas. Elle-même d’ailleurs pressentait qu’elle n’avait pas compris l’entière finalité de la question… Elle a fini par nous conseiller gentiment de demander aux Carabiniéri… Mais, notre inconscient, calé bien au chaud entre folie et extravagance, nous a proposé d’éviter l’option.
Après avoir cassé la croûte et siroté notre canette, allongés sur le gazon d’un rond-point, nous avons quitté les bords de l’Arno et le « Ponte-Vecchio », assez contents de notre journée. Ettore Scola, « Nous nous sommes tant aimés »…
Un jour, à table, Elina, qui n’aimait pas le désordre, décida que dorénavant il y aurait un « Marco-est » et un «  Marco-ouest », dénominations directement reliées à leur disposition respective autour de la table familiale. Tout le monde jugea l’idée très pratique. Il fallait juste se rappeler qui était à l’ouest. L’autre étant forcément à l’est. A moins que ce ne soit le contraire.

Le dimanche, il y a la Grand-messe. Pas à l’église. En plein air. La kermesse est Communiste ici. Les grandes nappes blanches accueillent le peuple sous les oliviers. L’internationale en choeur. Les drapeaux rouges. Les marmites géantes de « pasta asciuta » et les rires, l’amitié rude, un peu désespérée, les tapes dans le dos. Musique de propagande en fond sonore. Ivano y est à son affaire. J’allegro ma non troppo… L’après-midi, les hommes font la sieste sur des couvertures grises ou kaki, ce qui ternit un peu le décor champêtre. A mon avis. Les femmes papotent. Les vieux jouent aux cartes, ou à « la Morra », formant cercle autour de doigts qui joutent à toute vitesse.
Et le temps passe…


Le temps passe et les lumières s’éteignent une à une…
Renzo s’est tué. Il a glissé d’un toit. En tombant, il s’est rattrapé à la gouttière et a réussi à atterrir sur ses pieds, mais elle s’est décrochée et lui a fracassé la tête…
 Amédéo s’est arrêté de cirer au beau milieu des vacances.
Le cinéma italien perd son souffle.
Ilio a eu une tumeur au cerveau. Il est parti en trois semaines.
On a retrouvé Eraldo dans les toilettes du Milan-Bologne. Infarctus. Il a fallu une heure aux secouristes pour ouvrir la porte.
Les chansons italiennes ne sont plus à la mode. Ou  l’envie de chanter s’est fait la malle.
Et le téléphone continue de sonner.
Aldémaro changeait une roue crevée au bord de la nationale. Il s’est fait happer par une auto.
Rudy, mon copain. Il était devenu capitaine dans la Marine nationale. Rupture d’anévrisme à 28 ans.
Les couleurs aussi meurent avec le temps.
Ivano, le plus solide de tous, le plus jovial aussi. Il s’est effondré en défaisant sa valise, en plein éclat de rire, dans un hôtel de Venise.
Puis Sandro est parti, dans une salle d’hôpital d’un autre siècle. Etouffé par les cigarettes…

Le 7eme Art italien refait surface peu à peu. Giuseppe Tornatore, « cinéma Paradiso ».
J’y suis retourné. Enfance terminée. Avec ma fille. Boucler la boucle. La place du village était vide.
Le 17 Mars 1993, un lundi matin à l’aube, mon grand-père rendait son dernier soupir…
C’était à nous, pour une fois, de téléphoner la mauvaise nouvelle.
Elina, sa sœur, venait de quitter ce monde deux heures plus tôt.

Aujourd’hui, autoroutes, ponts et tunnels, voitures puissantes et pompes à eau fiables, ont raccourci les kilomètres. Mais mon Italie est très loin. Toi, Giuseppe, trouverais-tu encore un espace de silence pour méditer dans ce vacarme ? Un nom pour passerelle. Carducci. Je te salue de l’autre côté du temps.