mercredi 14 novembre 2012









Un extrait de mon nouveau roman "La place Labadié".
Roman encore dans sa phase de drague éditoriale...


 A la belle saison, un pull jeté sur les épaules, les mains dans les poches, Emile aimait flâner dans les rues étroites qui séparaient la place des grands boulevards. Entre la fermeture des bureaux et la tombée du jour, il y avait un espace de calme et de sérénité, à peine une heure ou deux, durant lesquelles les lieux, abandonnés, semblaient lui réserver toute leur attention. Il se sentait alors en communion avec eux, envahi par un sentiment de douceur, étrange pour ce vieux baroudeur, dans lequel il se laissait glisser avec volupté. Le calme après la tempête, le repos du guerrier, la petite mort, appelez cela comme vous voudrez, lui savait qu’il avait tourné la page de la partie tourmentée de sa vie et, loin de le regretter, il lâchait prise chaque jour un peu plus.

 Il était heureux de la tournure que prenait son existence, satisfait de constater que son projet, qu’il avait si souvent imaginé durant ces longues années, était en train de se réaliser au-delà même de ses espérances. Le temps était venu de profiter de ces flâneries solitaires dans les traces de sa jeunesse. De faire un premier bilan aussi. Au fond, il n’avait jamais eu l’âme d’un guerrier, mais il avait vite compris que la vie ne faisait pas de cadeau. Il avait bien fallu se faire violence. Question de survie. Oui, il avait bien fallu mordre pour être respecté. Il ne regrettait rien. Ce n’était pas le style de la maison. Tout ce parcours contre-nature allait pouvoir prendre un sens désormais. Le temps de la rédemption était venu.
 Tout en déambulant paisiblement, il souriait à la comparaison, sur ce même trottoir, entre l’enfant d’hier et l’homme d’aujourd’hui. Son regard d’alors était plongé en permanence dans le caniveau à la recherche d’un trésor perdu dans son lit mystérieusement sablonneux où ruisselait un filet d’eau perpétuel. Il y dénichait une bille, une pièce de dix centimes. D’autres fois, son imagination, prenant le relais, le  réduisait à la taille de ses soldats de plomb, et il sautait des cascades, se battait contre des crocodiles…
Aujourd’hui, les nettoyeuses automatiques astiquaient les rues de leur puissant jet d’eau et de monstrueuses roues balayaient les souvenirs et ne laissaient aucune trace à laquelle se raccrocher. Alors, comme il avait bien fallu  grandir, son regard avait pris de la hauteur, et c’était le nez en l’air désormais qu’il avançait, scrutant une imposte, admirant l’ingéniosité d’un acrotère, espérant découvrir un mascaron au-dessus d’une porte-cochère, le plaisir du beau, du solide, avait remplacé l’ivresse de l’imaginaire, et l’éternité  l’éphémère. Au fond, pensa-t-il, ce qui différenciait vraiment la jeunesse de la vieillesse, et c’était paradoxal, se situait dans le temps, plus long, que l’on prenait pour vivre le même instant présent. Il en restait pourtant si peu, du temps, oui, mais les trésors étaient devenus si rares ! Et, en pensée, il vit l’ombre de son enfance le dépasser à toute vitesse, caracolant au-dessus du caniveau…