lundi 26 décembre 2011

Une année à Douéra


Posted by PicasaMon premier roman sort le 10 Janvier aux éditions Jacques Flament. Voir le site dans les blogs amis.

... Et en voici un extrait :


 —Si tu continues à faire ton cirque, je ne te sors pas
sur la terrasse !
— Je m’en fous !
Tarik était un enfant de neuf ans qui s’était cassé la
rotule et j’avais un mal fou à le faire progresser. Son genou
ne pliait pas. Je reconnais que les mouvements étaient douloureux
mais tout de même je me rendais bien compte qu’il
n’y mettait aucune volonté. Je crois qu’il disait vrai, il s’en
fichait, et cela n’était pas normal pour un gamin qui n’aurait
dû avoir qu’une idée en tête : courir avec les copains. J’en
parlai avec l’assistante sociale.

— Je partage votre inquiétude. Tarik nous a été
envoyé par l’orphelinat de Blida, ses parents sont morts dans
un accident de la circulation il y a deux ans. Évidemment,
il est paumé, révolté et depuis, il traîne de centres en institutions.
En réalité, on ne sait pas gérer ces enfants difficiles,
il n’y a pas assez de structures de pédopsychiatrie chez nous.
Alors voilà, on fait comme on peut avec les moyens du bord.
Vous savez ce qu’on m’a dit ? Il se serait cassé volontairement
le genou avec un marteau ! Je sais bien que c’est un
appel au secours ! Mais dans l’état actuel de mes moyens,
je suis impuissante, je ne sais pas où l’envoyer.
—En tout cas, pas d’où il vient ! Il s’est pété la rotule
pour en partir, et il retarde sa rééducation pour ne pas y
retourner !
—Mais on a épuisé toutes les solutions !Après Blida,
il n’y a plus rien !

Les jours suivants, j’observai mon petit bonhomme
sous un angle différent. Il était taciturne, certes, mais sur la
terrasse, lors des jeux de ballons que j’organisais par
exemple, je le surpris à s’esclaffer par moments. L’enfant
insouciant perçait de temps en temps la carapace. Sa tristesse
était manifeste, mais en même temps on le sentait tranquille,
pas révolté. Il restait dans son coin, ne parlait à personne,
si ce n’est à des personnages imaginaires avec lesquels il
dialoguait pendant des heures.
Je décidai de l’ignorer deux ou trois jours. Au point
où l’on en était, cela ne changerait pas grand-chose à la
progression de son genou. Le troisième jour, me voyant
passer encore une fois à côté de son lit, il m’interpella.

— Monsieur Serge, tu ne me fais plus bouger la
jambe ?
— Pourquoi, tu en as envie ?
— Ben, non, mais je croyais que c’était obligé.
— Rien n’est obligatoire, Tarik. La preuve, cela fait
quinze jours que j’essaie de plier ton genou, mais comme tu
ne veux pas, je n’y arrive pas. Tu vois, même si je le veux
très fort, je ne peux pas t’obliger à plier. C’est toi qui es plus
fort que moi !
— Bof, j’suis pas plus fort que toi m’sieur Serge !
— Si ! Tu es plus fort que moi parce que c’est ta
jambe, pas la mienne, et comme elle t’appartient, c’est toi
qui décides ce que tu veux en faire, c’est normal. Si tu veux
rester boiteux, je ne pourrai pas t’en empêcher, je serai triste
parce que je sais que plus tard, quand tu seras grand, tu le
regretteras, mais c’est toi qui détiens les clefs de ta vie. Quoi
qu’il en soit ce n’est pas comme cela que tu éviteras de
retourner à Blida…
— Je ne veux pas y retourner !
—Je le sais. Je vais te dire un truc, si tu ne progresses
pas, dans quinze jours on te renvoie là-bas. Par contre,
si tu plies ton genou et que je vois qu’on peut y arriver,
alors là je te garde au moins deux mois, peut-être même
plus, pour récupérer au maximum.
— …
— C’est mieux que rien, non ?
Nous reprîmes les séances le jour même et dès lors
les progrès furent nets. Tarik était un enfant très intelligent,
il comprenait au quart de tour. J’en profitai.
—Tu vois, depuis que tu es d’accord, ton articulation
va mieux.
— Oui, mais ça fait mal quand même !
— C’est vrai, mais en acceptant d’avoir mal maintenant,
tu décides que lorsque tu seras grand, tu ne boiteras
pas ; et du coup, tu supportes la douleur ! Pour Blida, c’est
pareil.
— Comment c’est pareil ?
—Eh bien, c’est dur maintenant de rester là-bas,
je suis d’accord ! Et tu peux refuser ou t’échapper, te cacher
dans la rue, mais si tu acceptes et comprends toi-même qu’y
rester est dans ton intérêt, tu ne verras plus les choses de la
même façon. Si tu comprends que, comme moi quand je te
plie la jambe, l’institut qui te donne à manger et t’instruit va
te permettre un jour d’être une grande personne qui ne boite
pas dans la vie, qui ne sera pas un voyou, alors ce sera
toujours douloureux à supporter, c’est sûr, mais comme c’est
toi qui l’auras voulu, ce sera moins difficile ! Et ensuite,
grâce à tes efforts, tu seras libre et tu feras ce que tu veux,
un peu comme pour ton genou avec lequel tu pourras bientôt
rejouer au foot !
Il me regarda avec ses grands yeux, bouche bée, puis
baissa la tête.
—Tu viendras me voir à Blida ?
— Je viendrai te voir. Ce n’est pas loin ! On ira
même se balader avec la voiture.
—T’as une voiture ? C’est quoi ?
— Une Simca 1000.
— Connais pas.
— Elle est drôlement chouette ma Titine, tu verras.
—T’as donné un nom à ta voiture ? T’es fou, toi !
— Ouais, bon, pousse avec le talon. Ne te relâche
pas, Tarik !
Ce qui est formidable avec les enfants, c’est la
vitesse de récupération. Deux mois plus tard, Tarik partait.
Comme cadeau de départ, je lui offris un ballon.
— Bon ! Tarik, la semaine prochaine, je viens te
chercher, on ira sur la plage jouer au foot, d’accord ?
— Ouais…
— Et on ira manger une glace à Sidi ferruch !
— Ouais…
—Qu’est-ce que tu veux faire quand tu seras grand ?
— Comme toi !
—Super, alors il faut aller à l’école et travailler ! Et
tu sais toutes les écoles sont pareilles, à Blida où ailleurs,
c’est pas marrant tous les jours. Mais si tu es bon élève, tu
pourras ensuite revenir ici pour apprendre à faire comme
moi !
— C’est vrai ? Tu m’apprendras ?
—Ah, moi, non ! je ne serai plus là, mais il y a plein
de kinés sympas ici, tu verras.
— Oui, mais toi, c’est pas pareil.
— Et pourquoi ? Je ne suis pas plus fort que les
autres, tu sais.
—Toi tu es gentil, et puis… je t’aime…

J’ai fait un effort surhumain, mais je ne réussis pas
à les empêcher de couler sur mes joues, pas plus que je ne
réussis à les lui cacher.
J’éclatai d’un rire un peu bizarre, et ajoutai :

— Moi aussi, je t’aime, idiot ! N’oublie pas que,
même quand je serai parti, je saurai toujours ce que tu fais.
Et t’as intérêt à ce que je sois fier de toi !
— Et comment tu sauras ?
— Je me ferai envoyer tes fiches par le directeur.
— N’importe quoi !
— On parie ?
— Pfff…
— Écoute, ce qui est sûr, c’est que je penserai à toi
et que je vais me dire souvent : « Tarik, il va réussir à
devenir kiné ! ». Alors, tu ne me déçois pas, O.K. ? Et puis
peut-être qu’un jour je reviendrai ici, et qu’on pourra
travailler ensemble ?
—Tu ne reviendras pas.
— On parie ?
— Tu es tout le temps en train de parier, toi ! Mon
père, il disait : « Parier c’est du hasard. Et le hasard, c’est
jamais sûr ! »
—Il était sage ton père. Le mien, il dit : « Le hasard
fait parfois bien les choses ! »
—Ah, tu vois : PARFOIS ! Ça veut dire que c’est
pas sûr!—
Ce qui est sûr, c’est que tu commences à m’énerver
! Allez, n’oublie pas, la semaine prochaine…
J’allai le voir chaque mois jusqu’à mon départ. Il
allait mieux.Ma dernière visite, je ne pus l’honorer pour des
raisons indépendantes de ma volonté. Et tu avais raison,
Tarik, je ne suis jamais revenu te voir.Mais souvent je pense
à toi. Et j’espère très fort que tu es devenu l’homme libre
que j’avais entrevu dans ton regard et que l’image du jeune
homme que je t’ai laissée de moi t’aura aidé à marcher droit
dans la vie…
Tu dois avoir quarante et un ans aujourd’hui…
Qui sait, peut-être sommes-nous confrères !